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Anna Akhmatova
L’icône de la souffrance russe
Tout est prêt pour la mort, ce qui résiste le mieux sur terre, c’est la tristesse, et ce qui restera c’est la Parole souveraine.
Ces belles paroles sont de la grande poétesse russe Anna Akhmatova qui, avec Osip Mandelstam et dans une moindre mesure Marina Tsvetaieva, aura été la nouvelle source de la littérature russe du vingtième siècle. Elle est à jamais cette parole souveraine qui aura fait taire toutes les voix de l’oppression. Les plus criardes, les plus haineuses.
Elle semble trôner au milieu de nous comme une Pietà, avec sa douleur dans ses bras, son sourire las, sa présence intimidante, sa beauté hautaine. On ne voit d’ailleurs jamais les portraits de sa vieillesse, seulement ceux de sa belle moisson inaltérable de son visage des années vingt. Elle était la beauté même qui ne pouvait se flétrir. Le temps ne pouvait réaliser ce que les bourreaux ne purent.
Voix de contralto sur les lettres russes, elle incarne la douleur et la résistance à la dictature. Si fortement que de son œuvre poétique on ne connaît souvent que le recueil « Requiem » composé à la fin des années trente pour témoigner, avec des millions de petites gens, sur la disparition d’êtres chers. Ce texte passant clandestinement de main en main sera le réconfort d’une population soumise à un fou sanguinaire, et qui trouvera dans ces mots la description de sa propre réalité quotidienne. Il ne sera publié officiellement en Russie qu’en 1980 ! 27 ans après que les vers aient enfin pris possession de ce psychopathe nommé Staline et petit père des peuples par tous les communistes et affidés.
Son œuvre importante va des « poésies antipopulaires et décadentes » du renouveau lyrique russe avec les passeurs d’âmes (les acméistes), au cœur du siècle, jusqu’ aux œuvres de témoignage de la douleur du monde. Toujours cette fille de la haute bourgeoisie sera étiquetée « renégate », nuisible pour la jeunesse, réactionnaire et totalement morbide par le pouvoir de terreur de Staline. Seule sa renommée la sauvera du goulag. Comme le disait le pouvoir soviétique « nous ne pouvons compatir avec une femme qui n’a pas su mourir à temps ». Cette noble parole est de 1935 et Anna a 36 ans !
Et Anna aura beaucoup à souffrir de ces psychopathes voulant le bien des ouvriers, et plus sûrement le leur. Elle leur survécut par les mots et devint l’étendard des pauvres et des persécutés, elle la haute bourgeoise. Elle restera universelle, les autres resteront seulement boue de l’humanité.
J’ai vécu trente ans sous l’aile de la mort.
Née à Odessa en 1899, elle mourra d’un infarctus en 1966 dans sa chère ville de Saint-Pétersbourg, qui portait encore le nom hideux de Leningrad. Son ami Josef Brodsky exilé à New York pour parasitisme en fait victime de l’antisémitisme, écrira à la mort d’Anna :
« Je salue les cendres de cette grande dame, pour avoir eu ces mots, dormant en terre natale, là où par son bienfait fut doté de parole un monde sourd-muet ».
« La souveraine du verbe et de la dignité » aura traversé les épreuves de sa vie comme une Pietà, une madone en douleur portant la mort de son mari Nikolaï Goulimev fusillé en 1921 pour déviationnisme et la longue détention en goulag, près de vingt ans, de son fils Lev, arrêté dès 1933, de ses amis exécutés comme Osip Mandelstam, ou traqués comme Boris Pasternak ou Marina Tsétaëva.
Nul n’osera l’attaquer de front car grandes étaient son aura et sa faculté à universaliser le malheur. Elle traversera les frontières du monde comme oiseaux migrateurs . Mais tant de poèmes détruits, perdus ou non écrits marquent encore la victoire des salauds. Cette voix d’au-dessus des goulags doit encore faire son chemin en France, car si enracinée dans la langue russe par sa construction, ses rimes, ses sentiments, elle attend toujours ses traducteurs sachant rendre cette aveuglante simplicité, sa pureté de feu.
Il m’est douloureux de voir tant de pauvres et fausses gloires en présentoir ( ainsi le lâche Aragon, falsificateur de l’amour et de l’éthique), alors que pour trouver quelques bribes de poèmes de l’immense Anna Akhmatova un si long chemin de croix est nécessaire.
La personnalité d’Anna Akhmatova
Elle était d’une nature profondément aux aguets des signes de la vie et du destin. Profondément croyante, elle y mettait toute la superstition des vieilles babouchkas. Et en même temps totalement moderne dans ses relations sociales, n’hésitant jamais à proclamer son féminisme et son attachement viscéral à sa liberté. Elle ne pouvait pas vivre une relation amoureuse sans vouloir la détruire de l’intérieur. Belle, elle le savait, et savait séduire ses proies. Elle tentera mélangeant foi orthodoxe étroite et magie dans les hasards de décrypter sa vie et celle des autres. Ainsi elle est née le jour de la Saint Jean, le 23 juin 1899 en Russie, comme prédestinée à la quête du soleil et de la vie. Mais elle se trompait, comme souvent, et ni paix, ni amour, ni rire ne lui furent abondamment donnés. La douleur était sa plus proche amie à venir.
Certains sont voués aux anges ou à la pluie, elle était vouée au tragique, et malgré la grâce souriante de ses premiers poèmes centrés sur les relations amoureuses, c’est bien de la condition humaine qu’elle devra témoigner.
Née Anna Andreievna Gorenko, sa recherche de signes et de symboles la feront choisir le nom de son arrière-grand-mère maternelle, Akhmatova, pour s’auréoler d’un passé tartare sanguinaire. Elle pouvait signer un triple AAA ses poèmes (Anna Andreievna Akhmatova). Odessa et la mer Noire la marqueront bien moins que Saint-Pétersbourg sa ville d’adoption, dont elle devint le symbole. Loin des domaines de sa famille, de sa richesse, et ayant expérimenté la pauvreté avec le départ de son père, elle put rencontrer à la même hauteur ses pairs les poètes, et affirmer sa liberté, son égalité avec les hommes.
Gardant en elle les fêlures de la séparation de ses parents, elle en imagina l’inéluctable destruction de tout amour avec le temps.
Mariée par lassitude avec son ami d’enfance, Nicolas Goumilev en 1910, elle fut admise dans les cercles littéraires où sa forte personnalité s’imposa bien vite. Son charisme, sa séduction firent autant que ses poèmes. Sa tentation de la vie brillante l’amena dans de nombreux voyages, dont Paris où Modigliani lui fut alors très proche. Ses initiations se firent par les paysages et les rencontres.
En 1912 une autre femme se révèle, moins encline au brillant des choses. Son fils unique Lev naît en 1912, et sa découverte des grands poètes russes, Pouchkine dont elle se croyait une réincarnation, Biely, Blok, Balmont et bien d’autres. Dépassant le symbolisme russe elle se joindra aux écrivains de sa génération pour se libérer de la perfection formelle et aller vers le réel. Ce réel ne se situait pas dans la vénération des machines comme pour Maïakovski, ni dans le mysticisme de l’acte créateur, mais dans la croyance absolue en la puissance de la Parole et de la force du verbe. Son mari Nicolas Goulimev fondera le mouvement des acméistes avec Osip Mandelstam.
Sa personnalité faite de domination et de reconnaissance la fit devenir la figure de proue de ce mouvement. Elle sera célébrée, imitée, vénérée par la jeunesse russe. Elle devait être la louve alpha de sa vie et de ses proches.
Là se tient une des clés de la psychologie d’Anna : le besoin de déification par le verbe, le vertige de la domination, le besoin d’être la grande prêtresse des choses, amour ou douleur. Elle se voulait chef de meute d’une troupe d’hommes valeureux et aucun lien ne pouvait l’en dissuader, surtout pas ceux du mariage. De divorces en remariages nombreux et vains, elle put expérimenter cela.
À ces problèmes d’amour et de liberté, de tension et de séduction, il suffit d’ajouter l’atroce impact de la première guerre mondiale et de sa boucherie insensée, pour comprendre l’évolution d’Anna à qui se révèle sa nature tragique.
La révolution bolchevique fut la fin de son monde et de ses amis. Elle la croyante, ne pouvait comprendre ce matérialisme purificateur par le sang. Jamais – sauf une ode à Staline pour libérer son fils -, elle ne se compromit avec ce régime qui bascula très vite dans la terreur qu’il prétendait abattre. Elle ne fuira pas, profondément patriote, mais sera « l’exilée de l’intérieur », la statue du commandeur raillant ses persécuteurs.
La suite se tissa sinistrement logique: exécution en 1921 de son Pygmalion et premier mari Nicolas Goumilev, ferveur des gens jusqu’à l’hystérie pour une diva jusqu’en 1925. Puis le régime comprit qu’il ne pourrait jamais la récupérer, et qu’elle serait toujours cette émigrée intérieure dans la plus totale et irréfutable opposition. Alors pleuvent les interdits et les persécutions. D’abord rendue muette vers les années 1925, elle sera la bête à abattre quand Staline prit le pouvoir. Arrestations de ses maris, déportations, interdiction d’écrire et de publier, flicage, tout fut employé contre elle. Quelques poèmes appris par cœur par ses amis sont parvenus jusqu’à nous pour des centaines perdus ou brûlés.
Les sept ou onze apôtres formaient la seule chaîne de mémoire. Ils avaient le droit d’apprendre par cœur le papier griffonné qui ensuite était détruit.
Sans doute avait-elle inconsciemment attendu, espéré peut-être, cette épreuve, vue comme épreuve christique pour elle. L’apocalypse avait fondu sur elle. Elle prenait alors son envol au fronton de la résistance à l’horreur. De brèves accalmies, de fugaces éditions, n’empêchèrent pas son exécution littéraire par le subtil Jdanov, qui en 1946 la jeta aux chiens et la renvoya au vide des lecteurs.
Le plus étonnant est que sa malédiction dura bien après la mort de Staline, tant la haine des communistes contre elle était forte.
Mais jamais elle ne céda, de crises cardiaques en crises cardiaques elle attendait la délivrance. En 1964 elle put sortir de son pays, pour la première fois depuis plus de cinquante ans !
Bien que morte le 5 mars 1966, son fantôme continue à terroriser les Poutine et autres.
Et rares sont les publications, mais sa reconnaissance par l’Occident lui a redonné la ferveur de la jeunesse russe qui en a fait son poète préféré.
Cela aussi elle l’aura sans doute voulu. la résurrection après les épreuves terrestres.
Ainsi était la belle croyante, Anna Akhmatova.
akhmatova
La langue poétique d’Anna Akhmatova
Très vite dégagée des entrelacs précieux et surannés du symbolisme et même de l’acmétéisme, Anna Akhmatova se sera construit une langue poétique basée sur des rythmes souples, des rimes riches, et surtout d’un vocabulaire limpide et simple. La construction de sa grammaire poétique est désarmante de transparence. Ses poèmes sont fondés sur sa propre respiration, ample et transcendante. Elle refusera les artifices du métier de poète que tant d’autres emploieront (Essenine, Blok, Maïakovski,…). Et pourtant sa voix reste unique, originale et envoûtante.
Elle disait que sa poésie ne pouvait pas être traduite car tout entière enracinée dans le terreau de la langue russe et de sa mémoire. Elle savait ce dont elle parlait, elle-même traductrice émérite. Chacun de ses mots si translucides en russe prend en français une lourdeur irrémédiable, et pour peu que l’on essaie de conserver un semblant de rimes, elles seront pauvres et affectant le sens premier de sa langue. Nul ne pourra reproduire le long fleuve de la respiration d’Anna Akhmatova. Chacun de ses mots va à la mer.
Comment apprivoiser l’eau et l’air, comment traduire Anna Akhmatova ?
Une part de l’indéfinissable nous restera celée. Pourtant grâce soit rendue aux intrépides marins qui ont osé s’aventurer en cet océan immense et faussement serein de sa poésie. Le public francophone aura un avant-goût de la sidérante beauté de l’écriture d’Anna par leurs tendres approximations.
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Actualité d’Anna Akhmatova
Elle s’était drapée dans les mots de la poésie, dont elle fit son maquis, sa terre de résistance. Elle reste la recluse, la beauté irradiante mise en cage par les bourreaux staliniens. Interdite de publication, traquée par la police et par les déportations ou la mise à mort de ses proches, elle semble par la force tranquille de ses poèmes s’opposer seule à la tyrannie du monde. Sa poésie, à peine redécouverte, nous saisit par ce qui semble irradier d’elle : une pureté d’eau.
En ces temps toujours incertains, l’image et les mots de cette statue de la résistance au mal, à l’extermination folle, sont toujours dressés et actuels :
Mon Dieu nous régnerons avec sagesse
bâtissant des églises au bord de la mer
et aussi des phares élevés
Nous sauvegarderons l’eau et la terre
et nous ne ferons du mal à personne
(Juste au bord de la mer)
Nous n’avons sans doute pas besoin de Dieu pour réaliser cette prophétie mais sûrement d’Anna Akhmatova.
Gil Pressnitzer
Choix de textes
Quatrième élégie du Nord
Trois époques ont les souvenirs.
Comme hier est la première époque.
Sous leurs voûtes bienheureuses est l’âme
Comme l’ombre est douce pour le corps.
Résonne encore le rire, coulent les larmes,
Sur la table la tache d’encre est toujours là,
Comme un sceau sur le cœur repose le baiser,
Unique et inoubliable est le baiser d’adieu
Mais cela ne dure guère…
Déjà la voûte n’est plus au-dessus de nous.
Une maison isolée quelque part en banlieue
Si froide l’hiver, si chaude l’été,
Avec une araignée et partout de la poussière,
Où les lettres d’amour jaunissent et s’abîment,
Où en catimini les portraits changent :
Là, les gens vont comme sur une tombe,
Puis, de retour chez eux, ils se lavent les mains,
Et ils effacent une larme au bord des paupières
Lourdes, et longuement soupirent.
Mais passe le temps, se suivent les printemps,
Rosit le ciel, des villes le nom change,
Et les témoins là ne sont plus. Personne
Pour partager pleurs et souvenirs.
Et lentement disparaissent les ombres
Celles que nous n’invoquons plus,
Car leur retour serait pour nous effroi.
Un matin, au réveil, nous comprenons
Que même le chemin vers la maison isolée
Nous l’avons oublié,
Et, suffoquant, de honte et de colère,
Nous y courons, mais comme dans un rêve
Tout diffère là-bas : les hommes, les objets,
Les murs, nous sommes devenus des étrangers.
Nous nous sommes trompés… Mon Dieu !
Et comme est alors grande l’amertume : ce passé
N’a plus sa place dans le cadre de notre vie :
Il nous est indifférent comme à notre voisin de palier.
Les morts, nous ne pourrions les reconnaître,
Et ceux que Dieu n’a pas voulu nous garder
Se sont même fort bien passés de nous.
Tout est pour le mieux…
( 5 février 1945, Leningrad. )
Traduction Serge Venturini publiée dans Eclats I (1977-1999), chez L’Harmattan, en l’an 2000
Extraits de lecture dans la traduction de Jacques Burko
(anthologie parue en 1997 dans la défunte collection Orphée de Claude Michel Cluny)
Les élégies du Nord
Troisième élégie
L’époque sévère
m’a détournée comme un fleuve vers
un autre lit. On m’a changé de vie.
Voici qu’elle coule à présent ailleurs.
Et je ne connais pas mes propres rives.
Ô combien de spectacles j’ai raté ;
Sans moi se levait le rideau, sans moi
il retombait. Combien de mes amis
Je n’ai jamais rencontré dans ma vie ;
Combien de silhouettes de cités
auraient pu tirer de mes yeux des larmes ;
Pourtant il est une ville que je sais,
et que je trouve en rêves à tâtons…
Combien de vers que je n’ai pas écrits !
leur chœur secret tout autour de moi rôde
et il se peut qu’un jour, sait-on jamais,
ils m’étouffent…
Je sais les causes et je sais les fins,
la vie après la fin, et d’autres choses
qu’il ne faut pas pour l’instant évoquer.
Et quelle est cette femme qui occupe
ma place à moi, cette place unique :
voici qu’elle a pris mon nom légitime ne
ne m’ayant laissé qu’un surnom que j’ai
fait tout ce qu’il était possible de faire.
Ma tombe, hélas ne sera pas la mienne.
……………………………………………………..
Et cependant si je pouvais revenir de loin
jeter un regard sur ma vie présente,
je connaîtrais enfin la jalousie…
Leningrad 1944
La quatrième élégie
Nos souvenirs connaissent trois périodes.
Dans la première, tout est comme hier,
l’âme se plaît sous leurs voûtes bénies,
le corps se plaît dans leur ombre propice
le rire vit encore, les larmes coulent,
la tache d’encre est encore sur la table –
et ce baiser comme un sceau sur le cœur,
unique inoubliable, baiser d’adieu…
Mais cette période n’est pas très longue.
Au lieu de voûtes bénies, une maison
solitaire dans un lointain faubourg,
où il fait froid l’hiver et chaud l’été,
où la poussière et l’araignée s’étalent,
où les lettres brûlantes en cendres tombent
et les portraits s’altèrent en cachette.
On y va comme on va sur les tombes,
en rentrant on se lave les mains,
en essuyant une larme fugace
des yeux lassés, avec un lourd soupir…
Mais l’horloge tictaque, les printemps
se suivent sans répit, le ciel rosit ;
le nom des villes eux-mêmes changent, et
s’en vont les témoins des événements.
Qui va pleurer, qui va se souvenir
et lentement nous abandonnent les ombres
que nous n’appelons plus, dont le retour
nous aurait même été effrayant.
Soudain éveillés, nous constatons que nous avons oublié jusqu’au chemin
de cette maison. Étouffant de honte,
nous y courons, mais (comme dans tous les rêves)
tout a changé : êtres, choses, murs –
Nous sommes étrangers. On nous ignore ;
Ailleurs, nous sommes ailleurs… seigneur Dieu !
Puis vient le plus terrible : nous voyons
que nous ne pourrions mettre ce passé
dans notre vie présente, et qu’il est
devenu aussi étranger pour nous
que pour notre voisin de palier ; que
nous ne saurions reconnaître nos morts
et que ceux dont le sort nous sépara
s’en accommodent parfaitement. Et même
que tout est pour le mieux…
1953
Requiem
extraits
2
Paisible coule le Don
la lune entre dans la maison
la lune entre sans façons,
elle voit une ombre dans la maison.
Cette femme est malade,
cette femme est solitaire.
Le mari mort, le fils est en prison
Priez à mon attention.
3
Non, ce n’est pas moi, c’est une autre qui souffre.
Moi, je ne pourrai pas. Ce qui est arrivé,
qu’un drap noir le recouvre,
et qu’on emporte les flambeaux…
La nuit.
5
Depuis dix-huit mois je hurle : reviens !
reviens à la maison.
Je rampe aux pieds des assassins,
mon effroi, mon garçon.
Tout s’embrouille sans rémission
et je ne sais plus trop
qui est un fauve qui est un homme,
Quand viendra le bourreau.
Il n’y a que des fleurs qui fanent,
l’odeur d’encens, des pas qui mènent
ailleurs, vers le néant.
Et sans répit me dévisage,
et de mort brandit le présage
une étoile géante.
1939
8
A la mort
Tôt ou tard tu viendras – pourquoi pas maintenant ?
Je suis en grand malheur et je t’appelle.
ma lumière est éteinte, mon portrait est béant –
Pour toi si simple et si belle.
Tu peux prendre la forme qui te convient :
flèche empoisonnée, trouant le vide,
bandit, assomme-moi sur le chemin.
Emporte-moi fièvre typhoïde.
Ou bien encore – ta belle invention,
pour tous, à en vomir, banale ;
Qu’un képi bleu entre dans ma maison,
guidé par le concierge pâle.
Tout m’est égal. Ienisseï bouillonnant,
L’étoile polaire brille sur moi.
Et l’éclat bleu des yeux que j’aime tant
se voile d’un ultime effroi.
19 août 1939 Leningrad
ÉPILOGUE
Et j’ai appris l’affaissement des visages,
la crainte qui sous les paupières danse,
les signes cunéiformes des pages
que dans les joues burine la souffrance ;
les boucles brunes, les boucles dorées
soudain devenir boucles d’argent grises,
faner le sourire aux lèvres soumises,
et dans le rire sec la peur trembler.
Et ma prière n’est pas pour moi seule,
Mais pour tous ceux qui attendaient comme moi
dans la nuit froide et dans la chaleur
sous le mur rouge, sous le mur d’effroi.
1940
Bibliographie
Requiem : traduction Sophie Benech éditions interférences
Requiem et autres poèmes traduction Henry Deluy édition Farrago (supprimé)
requiem traduction Paul Valet éditions de Minuit
Anthologie Jacques Burko Orphée la Différence (supprimé)
Poèmes édition Globe (supprimé)