La gauche grecque face à la crise

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Les Grecs sont soumis à une avalanche de mesures d’austérité pour « assainir » une économie plombée par les déficits et la dette. La politique de rigueur du gouvernement socialiste adoptée sous la pression des « marchés », du FMI et de ses partenaires européens cherche à éviter une contagion sur la zone euro, mais ses conséquences sont imprévisibles.

De l’argent, il y en a ! » De ce leitmotiv préélectoral, Georges Papandréou, vainqueur des législatives du 4 octobre 2009 avec une avance record de 11 points sur le conservateur Kostas Karamanlis, a été amené sept mois plus tard et après une laborieuse volte-face économique et idéologique, au lancement d’un SOS désespéré à l’Union européenne et au FMI pour l’octroi d’une aide de quelque 110 milliards d’euros sur trois ans censés éviter la banqueroute de l’Etat au prix de la mise en œuvre d’un plan d’austérité sans précédent. La crise, longtemps niée par la Nouvelle Démocratie (droite) et jugée facilement gérable par le PASOK (socialiste) après son arrivée au pouvoir, finissait par frapper de plein fouet une population aux abois, traumatisée par le choc de la rigueur et qui, entre grèves et manifestations, réclame des solutions en exprimant sa colère contre une classe politique rendue responsable, parfois à tort, de tous les malheurs du pays.

Enjeux Foyer de la tradition démocratique, la Grèce est aujourd’hui le laboratoire de la grande potion libérale. On pensait que la crise financière spectaculaire que nous vivons allait relancer la machine « keynésienne » ; voilà que s’annonce une note plus salée encore aux frais du travail. On disait essoufflé le très libéral « consensus de Washington » que prônait naguère la Banque mondiale ; le revoilà en scène, sous les auspices du FMI. On jurait que le projet de traité constitutionnel européen amorçait une nouvelle ère démocratique et sociale ; la vérité du traité de Lisbonne se réduit à la sacralisation du « pacte de stabilité ». La Grèce seule ? Non : l’Union européenne, et donc la France. Apprécions le danger, mesurons l’ampleur du désastre. Et n’oublions jamais qu’il n’y a pas, en histoire, de fatalité. Encore faut-il faire à gauche les bons choix. En ce domaine, le moindre mal n’est pas toujours le moindre risque… Roger Martelli

TOUS COUPABLES ?

« Les voleurs dehors », « Qu’il brûle, qu’il brûle, ce bordel de Parlement »… Des slogans poujadistes aux relents d’extrême droite scandés devant l’Assemblée nationale par quelques centaines d’excités mais qui, dans leur violence, reflètent l’exaspération de bon nombre de Grecs face à une situation largement attribuée aux deux partis qui ont gouverné le pays au cours des 35 dernières années et qui aujourd’hui se rejettent mutuellement les responsabilités. Derniers aux affaires, les socialistes disent avoir découvert une situation économique bien pire qu’ils ne l’avaient imaginée (déficit de 13 %, dette de 300 milliards d’euros), accusent la droite d’avoir mené le pays à la ruine et se lancent dans une partie de poker menteur avec « les marchés » tout en réclamant le soutien des partenaires européens. La campagne, pour rétablir la « crédibilité perdue », passe par un Plan de stabilité et de croissance présenté à Bruxelles en début d’année, mais qui se révèlera insuffisant à convaincre aussi bien les spéculateurs que la chancelière allemande. Il faudra un nouveau train de mesures, bien plus draconiennes, sur les salaires, les retraites, la fiscalité, le droit du travail, mises au point avec la « troïka » UE-BCE-FMI, pour que le « filet de sécurité » soit déclenché par un Premier ministre se revendiquant « encore plus socialiste » et invitant ses compatriotes à une « nouvelle Odyssée ». Les Grecs se voient confrontés au dilemme « des mesures dures mais inévitables ou l’impossibilité de verser salaires et pensions », ressassé par les ministres d’un air attristé, alors que la droite, reconnaissant du bout des lèvres ses propres errements, dénonce des « mesures inefficaces » et « contre-productives » pour la croissance. A l’exception de l’ancienne ministre des Affaires Etrangères, Dora Bakoyanni, qui sera immédiatement exclue, la ND joint ses voix à celles de la gauche dans un vote négatif, alors que le parti d’extrême droite LAOS approuve le plan. Seuls, trois députés du PASOK s’abstiennent et sont radiés de leur groupe parlementaire.

Chronologie  1946-1949 Guerre civile entre les monarchistes et la gauche.  1951 Fondation de l’EDA autour des communistes (24,4 % des voix en 1958).  Années 1960 Climat de terreur contre la gauche et le centre de Georges Papandréou  21 avril 1967 Coup d’Etat des colonels grecs, soutenus par la CIA.  Février 1968 Scission dans le KKE. Le PC « de l’intérieur » est eurocommuniste ; le PC « de l’extérieur » est brejnévien.  1974 Chute de la dictature des colonels ; création du PS (PASOK) avec Andreas Papandréou.  Octobre 1981 Les socialistes au pouvoir. Entrée de la Grèce dans l’Union monétaire.  1989 Création de Synaspismos, au départ avec le PC. En 1991, c’est la rupture. Synaspismos rejoint SYRIZA, qui va des trotskystes aux réformistes radicaux. Cette coalition, malgré de bons résultats électoraux, est menacée de dislocation.

RELEVER LA TÊTE

Si le gouvernement et ses partisans pestent pêle-mêle contre la droite coupable de gabegie et de clientélisme, la gauche qui soutient les grèves au détriment de l’économie, les fraudeurs qui abusent d’un Etat inefficace, la corruption généralisée qui ternit l’image des politiques et Angela Merkel qui a aggravé la situation par ses tergiversations, dans la rue le mouvement de protestation prend de l’ampleur. Bien que dirigées par des socialistes, les deux grandes confédérations syndicales GSEE et ADEDY, ainsi que le PAME sous influence communiste (lire encadré p. 29), multiplient les journées d’action. Les premières pour dire « Non à la tempête des mesures antisociales », le second pour exiger que « La ploutocratie paie la crise » avec, à l’appui, quelques actions aussi spectaculaires que controversées, comme le blocage des bateaux de croisière au Pirée contre la suppression du cabotage ou le déploiement de banderoles sur l’Acropole pour appeler à la solidarité internationale.

En ce 20 mai, pour la deuxième grève générale depuis l’annonce du plan d’austérité, la sixième depuis le début de l’année, deux rassemblements sont donc organisés à quelques centaines de mètres de distance.

Sur la place Omonoia, les « pamistes », encadrés comme à l’habitude par un service d’ordre impeccable chargé de dissuader les provocateurs et rendre inutile toute présence policière, appellent le peuple à « ne pas baisser la tête, à résister et à lutter ». Panaghiotis, 24 ans, considère aussi que « tout dépendra des gens » et s’inquiète surtout pour son père qui doit bientôt prendre sa retraite. « C’est lui qui paiera l’addition, dit-il, alors qu’il faudrait taxer le capital. » Cet étudiant en informatique s’attend à de plus grandes mobilisations à partir de l’automne mais ne voit « aucun sens » dans une unité d’action avec les deux confédérations qui dans le passé « ont signé des accords pour des augmentations de 70 cents et aujourd’hui fonctionnent comme des échappatoires à la colère populaire ». Un peu plus loin, Christos, 62 ans, retraité, sans affiliation politique, acquiesce. Il manifeste avec le PAME, car c’est « le plus cohérent dans ses propositions et ses revendications pour sauver ce qui peut encore l’être ». Il estime que le PASOK n’est plus de gauche depuis 1986, et, malgré son souhait que « tous les travailleurs soient dans le même camp », il admet que pour l’instant, ce n’est pas possible.

A quelques encablures de là, devant l’Ecole polytechnique, Kostas, avec sa casquette où on peut lire « Je ne paie pas », ne dit pas autre chose. Sous la banderole du syndicat des enseignants affilié à l’ADEDY mais défilant séparément, ce professeur de mathématiques de 57 ans refuse la baisse de son salaire, la perspective de devoir faire la classe jusqu’à 65 ans et l’avenir bouché pour ses deux enfants dont l’aîné, à 28 ans, « ne peut même pas se marier car il ne gagne que 700 € par mois alors que sa fiancée est au chômage ». Lui aussi fulmine contre le PASOK et la dynastie Papandréou dont le grand-père « a fait venir les Anglais », le fils « a détruit nos rêves » et le petit-fils « a abdiqué la souveraineté nationale ». Militant communiste pendant quinze ans et exclu en 1992 pour avoir refusé la consigne de retrait de la Coalition (SYN), ce barbu débonnaire ne se considère pas comme un extrémiste mais comme un homme dont la colère monte. « Les gens sont très exaspérés, dit-il, une étincelle suffirait à mettre le feu aux poudres comme cela aurait pu être le cas si les trois morts lors de la précédente grève le 5 mai n’avaient pas été des employés de banque, asphyxiés dans leur agence incendiée, mais des manifestants. » Kostas voit d’ailleurs une évolution dans son propre comportement devenu tolérant envers les tagueurs qui jadis heurtaient son « sens de l’esthétique » et « se surprenant le 5 mai à courir avec les jeunes et à crier que le Parlement brûle ». Il rêve d’une unité syndicale contre l’austérité « même si on n’est pas d’accord sur  tout et sur le socialisme », mais reconnaît que la convergence avec le PAME ne sera pas possible tant que cette organisation restera « inféodée au KKE ». Analyse partagée par Marcos, médecin de 32 ans, membre du syndicat des praticiens hospitaliers, qui rejette tout rapprochement avec la GSEE dont le président est « ouvertement pro-gouvernemental », accorde un bon point à l’ADEDY, « plus combative » et rappelle avec optimisme que « même dans les plus grandes révolutions, la gauche n’était pas unie ! »

Un mouvement syndical divisé Organisé selon le modèle corporatiste anglais du TUC, le système est basé sur deux grandes confédérations affiliées aux organisations syndicales européennes : la GSEE (Confédération générale des travailleurs de Grèce) qui revendique 800 000 membres dans le secteur privé et l’ADEDY (Direction suprême des unions d’employés du public) avec quelque 400 000 syndiqués sur plus d’un million de fonctionnaires. Elles réunissent les fédérations des branches professionnelles qui élisent les directions à la proportionnelle selon les obédiences politiques. Depuis trente ans les postes de direction et notamment la présidence de ces centrales sont détenus pour l’essentiel par des membres du PASOK, qui, par la suite, sont devenus ministres ou députés. Le système conduit a des désaccords fréquents entre le sommet et la base, poussant certains syndicats à organiser leurs propres cortèges aux côtés de groupes de la gauche radicale d’où surgissent parfois des bandes de casseurs. Accusant les deux confédérations de syndicalisme patronal et de compromission avec le pouvoir, le KKE a créé en 1999 le PAME (Front de combat ouvrier) qui se présente comme une « organisation de classe luttant pour l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme ». Affilié à la Fédération syndicale mondiale (FSM), le PAME considère que la Confédération européenne des syndicats (CSE) et l’ITUC sont des « collaborateurs » du capitalisme et dénonce le « sale rôle joué par certains groupes dirigeants de la CGT en France et des CCOO en Espagne ».

UNITE POLITIQUE ?

Malgré la gravité de la crise et l’offensive sans précédent contre les conquêtes sociales, il est vrai que la gauche grecque ne parvient pas à surmonter ses clivages historiques (lire la chronologie p. 26) et ses divergences programmatiques. Campant sur la certitude que le capitalisme n’est pas amendable et qu’il faut sortir de « l’Eurosensunique », le KKE reste de marbre face aux demandes de dialogue du SYN, comme par exemple la lettre de son président Alexis Tsipras suggérant un défilé commun le 1er mai. « On ne peut pas attendre une proposition alternative radicale de la part d’une formation politique qui est devenue une épave de la lutte des classes… qui a alimenté en tant qu’alibi de gauche la calomnie du mouvement communiste et de la construction socialiste », martelait la secrétaire générale du KKE, Aleka Papariga, le 15 mai devant des dizaines de milliers de militants. Parallèlement, pour le SYN et la gauche non communiste, qui avaient soutenu l’intégration européenne et le traité de Maastricht en tant que « troisième voie » et « contrepoids » à la puissance américaine, la crise grecque et son « traitement » par les partenaires d’Athènes, a sonné l’heure de révisions déchirantes. Résumant le document préparatoire au congrès extraordinaire du SYN (3-6 juin), son porte-parole, Panos Skourlentis, reconnaît que les mesures préconisées par sa formation pour sortir de la crise par la croissance, comme la création d’un pôle bancaire nationalisé finançant des investissements publics (grands travaux, agriculture bio, tourisme respectueux de l’environnement…), n’est pas possible dans le cadre actuel de l’UE. Il faut donc obtenir « une modification du pacte de stabilité dans un sens plus social »  par une mobilisation massive au niveau européen alors qu’une sortie de l’UE ou de l’euro « serait catastrophique ». Une position pour le moment majoritaire mais de plus en plus contestée, par ceux qui, comme l’ancien président du SYN Alekos Alavanos, sont partis créer un mouvement plus radical, ou le député Panaghiotis Lafazanis qui considère que l’UE est « devenue la locomotive pour la destruction de toutes les conquêtes sociales des 150 dernières années sur tout le continent ». Quatre autres députés ont fait scission lors du Congrès en dénonçant une dérive « gauchisante ». Un contexte qui rend très difficile toute entente entre un SYN/SYRIZA cherchant à élaborer un discours cohérent et un KKE déterminé à présenter comme seule alternative la mise en place d’une « économie populaire » avec nationalisation des terres, des matières premières et des grands moyens de production. Les deux partis s’accordent quand même dans leur méfiance vis-à-vis de la vaste campagne contre la corruption et l’évasion fiscale lancée par le gouvernement à coups de publication de listes de fraudeurs présumés et de commissions d’enquêtes parlementaires sur des affaires pourtant amnistiées en vertu d’un article de la constitution sur la responsabilité des ministres. « Le gouvernement érige les questions de corruption, d’opacité, de clientélisme et d’immoralité en causes de la crise, afin d’exonérer le système capitaliste », dénonce Aleka Papariga, alors que selon Alexis Tsipras, « la seule chose qui préoccupe le PASOK et la ND est de démontrer que l’autre a volé davantage. Ils ne doivent pas attendre de nous des prêts de morale ». Une défiance envers les deux acteurs du bipartisme qui s’accompagne d’une ouverture aux déçus du PASOK où, malgré le maintien relatif de ses positions selon les sondages ou les résultats des élections universitaires, la grogne politique s’accroît face à l’application des projets du gouvernement et de « la troïka ». En attendant, Kostas, le prof de maths, serait curieux de voir ce qui se passerait si un ou deux pays refusaient de payer. « Mais pour ça, disait-il sur un ton de regret, il faudrait des gouvernements qui en aient ! ».

14 juillet 2010 – Philippe Cergel.www.regards.fr